Les 10 cuivres

1… 2...

Entre ses doigts agiles les pièces tournent et virevoltent, et attrapées en pleine chute, elles disparaissent dans le tronc ou dans sa bourse.

3… 4… 5...

Cette gestuelle fluide est presque devenue un jeu, un échange badin et quotidien entre elle et la déesse.

6…

Dans le temple, dépeuplé à cette heure encore rosée, les piécettes résonnent comme autant de minuscules clochettes de messe, condamnées à un unique tintement.

7… 8…

Son âme vibre au rythme du rituel muet et depuis ses doigts se répand dans son corps une certitude matte et propre.

9…

A chaque cuivre, elle associe par instinct le nom d’une des personnes, comme pour étendre cette purification à eux et les placer sous la protection de la déesse.

Thog, Milo, Tionne, Xiltyn, Emenn, Sovessil, Rodwin, Bral, Tulia

Rodwin, Tulia, Milo, Sovessil, Thog, Xiltyn, Bral, Emenn, Tionne

Emenn, Xiltyn, Bral, Tionne, Milo, Thog, Tulia, Sovessil, Rodwin

Le chemin serpentait doucement en une route confortable, et à chaque virage, le monastère s’effaçait un peu plus dans la brume.
L’équipée marchait d’un bon pas, habitée d’une motivation renouvelée. L’ambiance était plutôt légère, et même Xiltyn partageait des points de vue avec Tulia, sur leurs récentes aventures et les conséquences potentielles de leurs actions. A l’arrière, Bral sermonnait Thog pour son comportement « à la limite du dangereux » avec Tionne, et expliquait en quoi être un bon tuteur consistait. Entre ces deux groupes, Tara marchait, un peu plus silencieuse que la compagnie, un peu plus sombre qu’à son habitude. Les deux discussions sonnaient discordantes et outrageusement pompeuses à ses oreilles et elle se sentait étrangère à cette joyeuse marche qui regagnait ses pénates auréolée d’une toute récente victoire.

Xiltyn, comment peux-tu parler avec fierté de tes pouvoirs retrouvé ? Nous avons tous perdu quelque chose de précieux, et toi seule t’en sors aussi puissante qu’avant. Tu as trahi, tu as bafoué, tu as humilié, et tu deviens la précieuse pupille de la Noblesse ? La destruction que tu as semée t’a apporté reconnaissance et bienveillance des puissances supérieures. Quelle rédemption pourrais-tu bien désirer après cela ? Tu es confortée dans tous tes choix, toutes tes actions par des conséquences qui te sont favorables.

Tulia, nous t’avons accueillie et acceptée parmi nous, comme toute personne de bonne volonté et prête à agir le serait. Tu ne le savais pas à ce moment, mais ton action a causé la mort de 3 personnes importantes pour nous, pour moi. Tu le sais aujourd’hui, plus que jamais alors que nous venons de quitter Sovessil, et aucun mot d’excuse, aucun remords sur ton visage, aucune douleur dans tes actes ne point. Ta détermination ne te vient pas de tes douleurs passées, ou de ton besoin de défendre ce qui le mérite. Tu vois cette vie comme une suite d’aventures intéressantes, que tu pourras fuir en voletant si jamais tu te lasses et cherche d’autres histoires plus légères. Tu n’es qu’une enfant déguisée en guerrière, et comme tel, tu goûtes au fruit sans l’amertume de l’écorce, qui jamais ne tombe sous tes dents. De quelle remise en question pourrais-tu accoucher alors que les épreuves ne font que t’effleurer ?

Bral, une main sur le cœur et une langue fourchue. Tu passes autant de temps à agir qu’à justifier tes coix à coup de grands sentiments et de trémolos dans la voix. Les avis et les vies autour de toi ne sont-ils rien d’autre que les ingrédients potentiels de tes folles constructions ? Toi qui te délectes autant de tes créations que tu voudrais immortelles, tu exultes quand tu peux retirer à un être tout futur. Un miracle t’est arrivé sous la forme de Tionne, mais au lieu de la considérer comme la rédemption de tes actions passées, tu la transformes en la justification de tes exactions à venir.  Finiras-tu par te convaincre toi-même de la légitimité de tes crimes ou comprendras-tu enfin que seule une main invisible a retenu ta chute si méritée ?

Thog, mon franc compagnon. Tu as dédié ta vie au combat, pour prouver ta valeur en protégeant les justes. Tolérant, tu as supporté les railleries de ceux qui se croyaient supérieurs, n’usant de ta force exceptionnelle que lorsque c’était la meilleure solution. Tu as épargné, aidé et même conseillé, mais avons-nous seulement remarqué que tes avis sont souvent plus sages que nos certitudes braillardes ? Tu as avancé, toujours honorant les maîtres et dieux qui auraient dû tous nous inspirer. Et aujourd’hui ta récompense est la douleur et la mort de ton bras qui nous a tant de fois sauvés. Quel prochain obstacle injuste et imprévu entravera ta marche courageuse ?

Le groupe sortit de la brume alors que le soleil gagnait son zénith et la fraîcheur moite du nuage était maintenant passée. Une tiédeur nouvelle emplissait l’atmosphère. Les compagnons décidèrent qu’il était plus que temps de faire une pause et on chercha dans les sacs les rations préparées par le monastère. Xiltyn s’installa sur un carré de verdure qui semblait sec et d’une main distraite coupa le fromage tout en se plaignant de ses responsabilités à Eauprofonde. Tara haussa un sourcil puis pouffa discrètement. L’elfe se fendit immédiatement d’une moue offusquée pensant que l’halfeline jugeait ses compétences politiques. D’un geste de la main, celle-ci sembla s’excuser et Xiltyn passa à autre chose. En réalité, la roublarde avait simplement remarqué que sa compagne avait mis un soin tout particulier à choisir sa place, pour finalement s’asseoir de discrètes fleurs vertes dont les étamines avaient déjà largement taché les vêtements. Dans le même temps, le fromage qu’elle avait coupé avec le dos du couteau, toute absorbée qu’elle était par sa discussion avait parfaitement taillé en parts précisément égales. Un buisson de romarin à proximité parfumait l’air et Tulia partit cueillir quelques brins pour agrémenter avec raffinement le repas frugal qui leur avait été offert.

Tara s’allongea alors sur l’herbe. Elle passa un bras sous sa tête pour gagner un peu de confort et plaça l’autre à sa ceinture, jouant négligemment avec sa bourse.
Une certitude tenue refaisait surface aujourd’hui avec plus de sens. Action, motivation, détermination, tout avait son importance, mais l’impulsion finale, le souffle vital qui poussait dans un sens ou l’autre le dénouement était hors de notre portée. Timora et Beshaba posaient leur regard sur toutes choses octroyant leurs bénédictions selon des critères mystérieux et connus d’elles seules. Et nous, pauvres mortels, nous nous enorgueillissons de nos hauts faits, alors qu’il suffit du souffle d’une des sœurs de la chance pour que nos espoirs et objectifs s’évanouissent. Et aujourd’hui, malgré tous les revers qu’ils avaient affrontés, Tara continuait à avoir foi en sa déesse. En ces déesses. En effet, si les choses arrivent par chance, elles n’arrivent pas par hasard, et pleine de cette nouvelle conviction, Tara souhaita ardemment renouveler le lien qu’elle entretenait avec la Chance et fit un pari mental avec  la déesse souriante : ou elle intégrerait pleinement les tours et danses de la chance et de la malchance à sa vie, ou elle perdrait toutes ses convictions et finirait probablement démente.

Bral s’occupait d’empaqueter les reliefs du déjeuner. Chacun se préparait à repartir et Tara, après avoir rechaussé ses bottes se mit à jouer avec une piécette de cuivre. Pile, face, face, pile, pile… Une nouvelle fois, elle fit voltiger la pièce et apostropha mentalement sa déesse :
« Pile ! »
Elle la rattrapa dans sa chute et ouvrit la main. Un fin sourire se dessina enfin sur son visage et elle plaça le cuivre dans sa poche droite. De sa bourse, un nouveau jeton fut tiré.
« Pile ! »
Cette fois-ci, le profil d’un dirigeant quelconque la nargua lorsqu’elle ouvrit la main et la pièce rejoignit sa poche gauche.
Le défi continua jusqu’à ce que la troupe se remette en route. Ce jour-là, Tara avait gagné contre Timora, et cela n’était pas rien pour elle.

Thog marchait à présent en tête et avait une discussion active avec le gnomold sur le terrain inutilisé à côté du Manoir Sciant (nom donné modestement par Bral). Tara se surprit à apprécier ses arguments pragmatiques et décela même une envie honnête et désintéressée de sa part d’utiliser l’endroit pour aider la ville. Toute à ses réflexions, l’halfeline vida sa poche gauche petit à petit, lançant les cuivres perdus dans l’herbe épaisse qui bordait le chemin.

« Ma sœur, nous avons bien réceptionné votre don. »
Tara interrompit son mouvement alors qu’elle allait lancer la dixième pièce.
«  La Déchirure de Tyché a rejoint la bibliothèque de la tour. Nous avons cependant retiré les notes que vous y aviez placées. Désirez-vous les récupérer ?
- Ne vous en souciez pas, frère Adama, répondit la roublarde. J’ai terminé mon étude et les marques laissées sont un simple oubli de ma part. J’ai compris et confirmé beaucoup de choses grâce à cet ouvrage et j’espère qu’il éclairera d’autres fidèles.
- Très bien. Je vous laisse à votre prière. J’espère vous avoir interrompue à un moment opportun."

Le religieux s’éloigna d’un pas égal, ouvrant sur son passage le mur lumineux de fines poussières en suspension.


10…

Tara

Ma chère, je crains que nous n'ayons pas pris assez le temps de goûter ce fromage des vals de Bise, arrosé d'une coupe de ce gris d'Amn.... Conviens, très chère, que ce serait là une occasion magnifique de discuter, car j'ai bien peur qu'une ombre ne voile tes pupilles, et ne danse jusqu'à séduire ton âme. Arme toi de patience, nous tous saurons offrir à Tionne un monde prospère où évoluer, et soit bien sûre que, en dépit des choix difficiles que j'ai pu faire, je pense arriver à un stade où je pourrai sauver tout le monde. Même les êtres étranges que je ne connais pas, même ceux que le destin a marqué. Mais seul je n'y arriverai pas, et j'ai besoin de lui, d'elle, d'elle, de toi, et même d'eux. Commencerions-nous par goûter à des retrouvailles, tout autant qu'à mes provisions? tu serais étonnée des quantités de nourriture que peut abriter ma forge portable ...
Ton compagnon d'incertitude, Bral Scillant, Gnomold de la geste de Thog