Carnets de recherches de Xiltyn Malen : réflexions sur l’Ombre

À quiconque trouvera un jour ces travaux, ceci est le fruit des recherches de Xiltyn Malen, dans sa tentative de percer le mystère de la matière dont sont faites les ombres. Auparavant utilisatrice, pour ne pas dire prisonnière des pouvoirs de la toile d’Ombre, j’ai subi une transformation dont les ressorts m’échappent encore et dont nul ne peut faire l’expérience sans revoir entièrement les repères qui conditionnent sa perception du monde. Le pouvoir des ombres échappe au patronage de Mystra comme à celui de Shar, dont j’ai pourtant bien senti l’appétit de mettre la main sur cette source magique qui lui ressemble tant et qui pourtant file sans cesse entre les mailles du champ de sa compréhension. La magie de l’Ombre est comme de l’eau, elle glisse à la fois sur les fils de la toile de Mystra, et s’écoule entre les interstices de cette toile, à savoir ce que nous désignons par le terme de toile d’Ombre. Si la toile d’Ombre tire ainsi son origine de la toile de la grande Dame, les circonstances de la création de la magie de l’Ombre demeurent inconnues. Et contrairement aux autres magies que j’ai pu utiliser, on ne puise pas en elle, on la devient.

Jour de la transformation :

En acceptant le pacte proposé sur le plan des Ombres, en toute honnêteté pour échapper avant tout à l’influence de Shar, j’ai pu ressentir de façon très claire une première vérité. L’Ombre n’a rien à voir avec une simple image projetée de mon corps, elle est une partie de moi avec laquelle la lumière m’empêchait de me réconcilier. La lumière nous arrache à notre Ombre constamment en la projetant en dehors de nous, et n’importe quel être vivant peut expérimenter la sensation que j’éprouve depuis que j’ai fusionné avec mon ombre et qu’elle habite en moi : la nuit opère cette fusion temporairement chaque jour, et la présence fugace de notre ombre dans notre corps pendant le sommeil semble bien être la source de la matière des rêves, qui ne sont qu’un aperçu des pouvoirs qui devraient être en nous et dont nous sommes dépossédés par le jour. Celui qui rêve n’est jamais capable d’accoucher de ses pouvoirs dans la réalité, son esprit ne fait que les contempler chaque jour en songe. L’ombrageur est capable de donner corps à ses rêves, ou plutôt à ses cauchemars si j’en juge par la nature de leurs manifestations, et de projeter à l’extérieur de lui-même cette énergie mentale. L’Ombrageur fait du jour la nuit, et de la nuit le jour, le rêve devenant le nouvel étalon de la réalité. Inutile de préciser que depuis que je rêve dans la réalité, le sommeil m’est devenu dispensable. Autant dire que tout ce que les ignorants désignent par le terme de réalité aussi, puisque tout ce qui est matériel n’est qu’une prison pour l’Ombre, prison que mes pouvoirs traversent allègrement depuis que je me suis éveillée à eux.

Premier stade :

Plus mes pouvoirs grandissent, plus mon corps disparaît et sa tyrannie diminue. La faim et la soif sont des concepts de plus en plus étrangers. Chose étrange qui mérite d’être étudiée, le plaisir de manger ou de boire subsiste.

Jour de la rencontre :

J’ai fait une rencontre assez étrange, en la personne d’un paladin aux pouvoirs aussi insondables que les miens. Mon ombre semble lui répondre dans un mélange d’attirance et de répulsion. La première impulsion veut sa mort, la deuxième perçoit cet élan comme l’équivalent d’un suicide.

Second stade :

La noirceur de mes aspirations semble donner davantage de corps à mes pouvoirs, cela n’est pas forcément étonnant puisqu’avant mon éveil à la magie de l’Ombre, mes cauchemars étaient d’autant plus violents que mes passions étaient agitées au coucher. Nouvelle interrogation : cela ne marche qu’en cas d’émotion négative, cela fournirait-il un argument en faveur de ceux qui disent que le pouvoir des Ombres appartient forcément au mal ? Dans ce cas le rêve est-il la source de la magie de la lumière ? Mes pensées vont au paladin, je me demande s’il frappe plus fort quand ses émotions sont pures.

Jour de l’humiliation :

J’ai vu la mort en face aujourd’hui. Aussi vain mon corps soit-il, la mort est toujours susceptible de venir par lui en cas de défaite. Je viens d’en faire l’amère expérience face à Vizara, et la leçon est d’autant plus cuisante que c’est un être qui ne semble fait que de chair. Je ne saurais exprimer le dégoût qui me vient rien qu’en y repensant. Voilà qui remet sérieusement en doute ma conviction d’avoir atteint une voie supérieure ainsi que la hiérarchisation enveloppe corporelle/ombre.

Après quelques jours de réflexion, la solution semble plutôt à chercher dans le perfectionnement de mon art. Je dois maîtriser ma voie jusqu’au bout et la prochaine étape me paraît maintenant évidente : arriver à ce point de négation de la chair que je devienne capable de n’être qu’une ombre, et d’obtenir les propriétés à la fois de mon armure et de mon glaive : ne plus craindre ni la douleur ni la mort venant des créatures matérielles, qui sont incapables de toucher l’ombre, et passer outre leur enveloppe de chair fantôme, pour frapper directement au cœur de leur énergie vitale. Quant à cette aberration de Vizara, j’espère en faire la première créature à éprouver ma théorie.

Jour du combat :

Il semble qu’aujourd’hui mes chances de percer un jour le mystère de l’origine de mes pouvoirs se soient dramatiquement réduites. Le groupe des champions de la lumière a été pratiquement anéanti par notre compagnie, dans un immense gâchis qui a la poésie d’un acte manqué. Malgré l’apparent déséquilibre du combat entre le paladin et moi, une pensée m’a obsédée tout le long du duel, et me torture encore. L’idée que si j’étais l’épée, et qu’il était le bouclier, il n’y aurait pas de guerrier capable de trouver la faille face à un tel combattant. Le lien qui nous unit m’échappe, et pourtant j’ai ressenti sa disparition comme une mort. Aujourd’hui je me sens comme dépossédée de moi-même.

Doutes :

Mort d’Aloneth. Le choc de la mort de nos frères ennemis ne m’avait pas laissé le temps d’y revenir. Il y a quelque chose de terrible à constater qu’une personne que l’on croyait jadis immortelle, invincible, inaccessible à la faiblesse puisse finir de la sorte, à pourrir sur les dalles d’une tour sans que personne ne lui donne une sépulture décente. Je m’interroge sur la possibilité que cela m’arrive aussi, il me paraît aujourd’hui impossible d’échapper à la corruption de la chair. Le pouvoir que mon corps a encore sur moi à le don de me mettre les larmes aux yeux.

Troisième stade :

Il y a quelque chose de très apaisant en définitive dans le fait de vivre dans la conscience de ses plus bas instincts et d’utiliser ses angoisses comme une arme. Première remarque : ce que nous appelons morale est un concept amputé d’au moins la moitié de la réalité de notre être. Deuxième remarque : nous voyons nos pulsions de destruction comme quelque chose de mauvais, parce que nous croyons que la destruction de la chair est la mort, alors que c’est peut-être la condition de notre naissance. La colère semble moins à prendre comme une élan morbide que comme un instinct de vie.

Erratum :

Le lien avec le paladin ne semble pas s’être éteint, je m’en suis rendue compte… en rêve. Le sentiment de solitude qui m’avait envahi a aussitôt disparu, et je sens l’envie d’en découdre affluer en moi.

Premier bilan :

Il ressort de cette évolution que je ressens l’Ombre comme une révélation d’un autre être à moi-même, sans que je détermine avec certitude si c’est une alternative ou la seule existence possible. Mon esprit semble pourtant me dire que ma vie est là, et que je végétais dans le passé que je regarde désormais comme le néant avant ma véritable naissance. Plus je m’engage dans cette voie, et plus effectivement l’Ombre devient ma réalité, mais en contrepartie mon corps et le lien avec le monde matériel disparaissent de mes préoccupations. La question est de savoir si l’on peut survivre à cet éloignement.

Père :

J’ai revu mon père aujourd’hui, et il a une idée étrange. Se rendre immortel par la chair. Je crois que nous ne serons décidément jamais d’accord sur rien. Son entreprise me paraît vouée à l’échec, car la chair peut toujours être détruite, d’une façon ou d’une autre. Sa tentative m’intéresse cependant, et je veux être celle qui l’éprouvera. J’ai besoin qu’il vive suffisamment, et qu’il porte son art à son paroxysme, pour se mesurer au mien quand j’aurai atteint ma limite. S’il est immortel, j’ai le temps de le dépasser. Nous saurons alors quelle voie était la bonne.

Désillusion :

Je viens de mourir ce soir. Il me semble retomber dans une prison dont je ne peux plus ignorer désormais le caractère trompeur et mensonger. Ma déception, vis-à-vis de l’entité de l’Ombre comme de mes pouvoirs, qui me semblent m’avoir été retirés comme l’auraient été ceux de la toile d’Ombre si Shar l’avait voulu, remet à peu près tous mes travaux en question. Est-ce que j’ai pris l’Ombre pour autre chose que ce qu’elle m’apparaît aujourd’hui, une vulgaire matière périssable qui se développe et se résorbe selon le bon vouloir d’un dieu dont j’ignorais jusqu’à présent le caractère étonnamment capricieux ? Si c’est le cas, ici périt Xiltyn Malen, arrachée à elle-même. Car je suis persuadée d’être de l’Ombre. Mais avant de trancher, il est clair que je tenterai de retrouver mes pouvoirs coûte que coûte, pouvoirs que j’ai toujours honorés et, quoi que mon ancien bienfaiteur ait tenté de me faire croire lorsqu’il a donné mes pouvoirs sous leur forme la plus aboutie à ma sœur, dans un niveau de maîtrise que de terribles efforts et de longues années d’études uniquement permettent d’atteindre, et avec un potentiel que je me crois seule capable d’exploiter. Si pour une raison que j’ignore cette entité doute de ma loyauté, j’irai passer tous les marchés nécessaires à son bon vouloir, si indigne cette volonté soit-elle de sa condition divine, dussé-je y laisser la vie ou passer par la lame mille fois tout ce qui m’est cher, car enfin, les morts n’ont rien à perdre. Que j’échoue ou non, nous saurons si oui ou non j’ai été taillée dans la matière des ombres.

Ici s’achèvent peut-être les travaux de Xiltyn Malen, s’il me devient impossible de reprendre mon œuvre. J’invite mes éventuels successeurs sur la voie des ombres à reprendre là où j’ai laissé ma folle entreprise, en prenant garde à ne pas se perdre. Car si je ne réussis pas à retourner dans mon être, c’est bien que l’Ombre est trompeuse et qu’elle vous condamne à réduire votre existence au néant. Ne disparaissez pas.

Belle réflexion, à poursuivre par l'expérience.
Xiltyn n'est elle qu'ombre, ou l'ombre est elle la prison de son esprit?