Une nuit sans aube.

Alors que le conseil venait d’appuyer la cessation de l’alliance entre Eauprofonde et Luskan, Xiltyn annonça qu’elle désirait mener elle-même l’ambassade qui devrait s’y rendre. À part quelques gardes, elle ne désirait personne de connu à ses côtés. La table fut envahie par le silence et quelque peu désertée par les regards fuyants. C’était donner beaucoup d’importance à cette rupture que de procéder ainsi, une lettre bien sentie aurait pu suffire. Mais personne ne souffla mot car sans forcément comprendre cette décision, il était facile d’en identifier les raisons. On discuta encore de quelques sujets, mais la séance fut vite expédiée car la jeune femme était de toute façon déjà ailleurs.
Tandis qu’elle faisait préparer son escorte, elle alla chercher Sovessil car comme à son habitude, elle avait menti sur un point. Personne de connu, sauf lui. Elle était une piètre cavalière de toute façon, elle songea d’ailleurs un instant que le paladin pourrait peut-être apprendre à Tionne l’art de monter les griffons. Sovessil était en train de lire et Xiltyn resta quelques instants fascinée par la façon dont la lumière plongeait dans son cou. Plus les jours passaient et plus les regards qu’elle posait sur lui se chargeaient de tristesse, tandis que la passion lui dévorait le cœur. Le silence entre eux était en train de la tuer et elle s’en voulait de leur imposer cette torture. Sovessil avait levé la tête et l’observait avec les mêmes yeux, dans la même rêverie, si bien que les deux elfes avaient réussi l’exploit de se regarder sans se voir. Xiltyn sortit enfin de sa torpeur et demanda :
« -Je dois aller à Luskan, est-ce que tu voudrais bien m’y conduire ?
Au nom de Luskan, Sovessil tressaillit et fronça les sourcils.
-Qu’est-ce que tu veux aller faire dans cette ville au juste ?
-Je vais annoncer à mon père la fin de notre alliance, je… je dois lui faire face une dernière fois.
-Et tu veux que je vienne avec toi ?
-Je ne vole pas très bien, j’aimerais que tu m’y emmènes.
-Pourquoi moi ? »
C’était presque cruel de poser la question, mais Sovessil aurait donné n’importe quoi pour arracher une marque d’affection à la jeune femme. Alors qu’ils se débattaient l’un et l’autre dans une solitude de plus en plus déchirante, le fait de voir l’autre dans la même souffrance était une renaissance.
« -Parce que j’ai besoin de toi. »
Ses yeux s’étaient teints d’un mélange de peur et de résolution, le même regard que celui qu’elle voulait lui cacher l’autre nuit. Il y avait de quoi se perdre dans la contemplation de cette fragilité en acier trempé qui sans prévenir pouvait se retrouver sous la gorge de ses ennemis, et la pensée de mourir sur une lame aussi tranchante que facile à briser était assez séduisante.
Sovessil ne parla plus et alla s’équiper avec les autres. Le groupe arriva sans encombre à Luskan, si ce n’est que les deux elfes étaient passablement étourdis d’avoir passé autant de temps l’un contre l’autre. Les gardes restèrent avec les montures et ils se mirent en route tous les deux.


À peine son pied avait-il foulé le sol de la ville que Xiltyn avait changé. Ses muscles s’étaient raidis, son regard s’était figé et tout ce qui pouvait émaner de bon en elle semblait avoir été absorbé à l’intérieur, enfoui sous cet air insensible et arrogant qui la faisait ressembler comme deux gouttes d’eau à son père. En colère, lorsque ses yeux se plissaient, elle avait le regard de Dalero. Elle semblait dévorer les lieux des yeux, à la recherche du moindre indice de la présence et de l’état de son père.
L’atmosphère que dégageait la ville était assez étrange, car elle portait les signes d’une attaque assez massive des orcs, sans pour autant avoir perdu de sa superbe. Les cadavres des ennemis de Luskan étaient comme venus s’échouer au pied de la ville, repoussés par une force aussi extraordinaire qu’implacable. Un frisson parcourut le dos de Xiltyn, tandis que Sovessil la regardait avec un mélange d’inquiétude et d’agacement :
"-Ce n’est pas une bonne idée.
-Je sais.
-Alors va t’en d’ici.
-Je n’ai pas le choix. Quoi que tu en penses, je n’ai pas le choix. Est-ce que…
-Je sais, est-ce que je peux t’attendre ? Oui, je commence à avoir l’habitude."
Lorsque Sovessil s’entendit prononcer ces mots, il se reprit. Il devenait hostile surtout parce qu’il voyait bien qu’il ne pouvait rien faire pour empêcher la jeune femme de se décomposer. Elle avait beau avoir tort, son mal n’était pas pour autant indigne de respect. Il la laissa avec ces mots :
"-Excuse-moi, je comprends, je serai là quand tu auras fini."
Xiltyn esquissa un sourire quelque peu grimaçant et tourna les talons. Alors qu’elle commençait à s’éloigner, Sovessil refit le même geste que lors de leurs retrouvailles. Il la tira en arrière par la main et l’enlaça longuement :
"-Si cela continue, la douleur nous dissuadera même de nous regarder, dit-il à voix basse.
-Je le sens bien. J’y travaille, je fais tout ce que je peux pour ne pas tuer ce que nous avons."
Xiltyn s’en alla seule pour retrouver Zunthiss, et passait au milieu de la foule sans même entendre les bruits et les bavardages de la rue. Luskan était devenue beaucoup plus cosmopolite qu’auparavant, certaines morphologies étaient même complètement inconnues pour Xiltyn. Elle repensa à la disparition de la toile, et à ce monde défiguré par cette déchirure. Rien ne dure, rien n’est irremplaçable. Ses pouvoirs aussi lui avaient échappé autrefois. Chaque année qui passait se ressemblait, quelque soit la voie qu’elle empruntait, au bout il y avait toujours Shar qui se tenait là, en face d’elle, avec le sourire triomphant de celui qui avait raison. Dans chaque joie que l’on se donne il y a un fond de désespoir. Les nouveaux visages sont là, les vieux les regardent les pousser dehors en se consolant du fait qu’eux aussi, un jour, ils comprendront.

Zunthiss se tenait au pied de la tour, le visage plus marqué qu’auparavant. Quelque chose était mort en lui également. En revanche, il ne portait aucune trace de l’épidémie, et dégageait même une certaine force. Cette fois, il ne s’embarrassa pas des banalités habituelles, et ne fit pas semblant d’être content de voir l’enfant rentrer à la maison. Ils se parlaient simplement comme deux inconnus soucieux du protocole pourraient le faire, et leur discussion n’en était que d’autant plus cordiale et sincère de cette façon. Beaucoup de mages avaient péri à cause de la peste, la tour s’en trouvait d’ailleurs pratiquement déserte. La ville avait brillamment repoussé les attaques orques, Dalero avait été héroïque. C’était toujours le même tyran qui régnait d’une main de fer sur Luskan, et on déplorait de malencontreux assassinats parmi les capitaines, qui disparaissaient un à un. Mais la ville lui devait son salut. Il était à la hauteur, il était même plus que cela, il était inaccessible. En quelques minutes Xiltyn avait déjà Luskan dans la peau, et tout était sombre et sans espoir, tandis que Shar lui murmurait à l’oreille à quel point elle ne valait rien.

Elle entra seule, tandis que Zunthiss la laissa sans un mot. Dalero lui tournait le dos,  il semblait penché sur une table de travail. Il l’avait forcément entendue entrer, mais il n’avait pas daigné bouger. Elle détestait cette sensation qu’elle avait toujours en sa présence, il lui semblait toujours immense, comme si elle avait de nouveau sa taille de gamine. Alors que sa colère bouillonnait dans ses veines, ses yeux se troublaient comme s’ils se remplissaient d’encre noire, et les reproches qu’elle se faisait à elle-même se bousculaient dans son esprit. Quelle idiote. Je n’aurais jamais dû venir. Il se moque déjà de moi. Je ne suis même pas son ombre. Je suis trop faible. Je suis trop lâche. Je suis trop faible, trop faible. Tout le monde meurt autour de moi et lui, il est immortel. Je suis venue lui cracher mon venin au visage parce que j’ai peur d’aimer.
« - Tu as raison, ne te retourne pas, ce n’est pas comme si Luskan nous avait témoigné le moindre égard comme allié.